Cronenberg et l'inversion des genres

 

 

 

L'INVERSION DES GENRES DANS LES FILMS DE CRONENBERG

(1iere parution 2003 - droits de copie réservés Alain Arnaud et La sagesse de l’image 2022).

 

Sommaire


Introduction. 1

1 - Etre, désirer, concevoir. 2

2 - Puissance féminine. 5

3 - Stéréotypes et identités dans « eXistenZ ». 6

4 - Clivage des genres. 9

5 - Renversements. 12

6 - Puissances de l'image. 13

7 - Un contorsionniste

 

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8- La répartition des genres Les crimes du futurs 2022 .. 17

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Avant Propos (2023)

Cette étude a été écrite de mémoire, celle des films de Cronenberg, sans les avoir revus. Suite à une série d'exposés avec projection d'extraits sur l'ensemble de l’œuvre de Cronenberg, dans le cadre d'une actions de pratique artistique pour un lycée de Lens Pas de Calais. J'aurai bien aimé la transmettre à la professeure de lettre qui m'a confiance, pour sa classe de 1ière. Une des principales leçon que j'ai tiré de cette aventure, c'est que nous ne sommes pas les un.e.s et les autres interpellés de la même façon par les images très inhabituelles, ici gores et quelquefois d'horreur. Nous ne réagissons aux même endroits, nos phobies ne sont pas les mêmes. Les collègues de cette enseignante, dans un lycée sur une terre communiste, ne comprenaient pas le choix fait de ces images et de ce réalisateur. Je rends donc grâce à cette prof de ne pas avoir céder aux sirène de la convenance et du prêt à porter moral idéologique, de la bienséance. De s'être ainsi ouverte avec ses élèves et moi-même à la subversion des films de Cronenberg. Pour cette publication sur Internet j'ai rajouté les images et c'est déjà developper l'interprétation. Et j'avoue avoir été tenté de reprendre cette étude en revoyant les images de Cronenberg. Le résultat en aurait été à la fois même et sans doute très différent. Comme le dit une autre obscur éclairant : "Nous ne nous baignons pas deux fois dans le même fleuve"


Introduction

Dans les films de Cronenberg, le jeu entre le masculin et le féminin, est l'objet de continuels renversements. Ce qui pose une série de questions :

Tout d'abord, ce jeu est-il l'expression d'une homosexualité ou d'une bisexualité? Si ce n'est pas le cas, comment expliquer les multiples inversions et renversements que subissent le masculin et le féminin ?

Ensuite, quel est le rapport de ces inversions avec le registre sanglant ("gore") qui est une constante de l'esthétique de Cronenberg ?

Enfin pourquoi l'exposition de l'appareil reproducteur féminin est-elle associée si étroitement à ce registre sanglant - sachant que cette thématique de la reproduction sous cet aspect sanglant est aussi montrée la plupart du temps sous la forme d'un culte ou d'une spiritualisation ?

Nous verrons que ces différentes questions forment un système, en suivant une hypothèse et en apportant une explication aux "contorsions" de David Cronenberg.

 

 

1 - Etre, désirer, concevoir.

 

En premier lieu, il y a chez Cronenberg un recouvrement de la thématique de l'orientation sexuelle (désirer un homme ou une femme), par celle de l'identité sexuelle (être un homme ou une femme). Depuis le début de sa filmographie, le jeu du désir recouvre celui des identités ; ce qui n'est pourtant pas la même chose. Par exemple, ce n'est pas parce qu'on se vit homme ou femme, qu'on désire obligatoirement le sexe opposé. Ce sont deux registres différents. Ils sont d'abord dissociés dans les films et en tant que tels mis en valeur ; pour faire ensuite l'objet d'un chevauchement - par exemple, dans les films Rage, Frissons, Chromosome 3, Scanners, La Mouche, M. Butterfly et eXistenZ. D'autre part, ce sont les fonctions de la reproduction féminine qui sont elles-mêmes mises en question et débouchent sur des séquences sanglantes ("gores"). Enfin ce recouvrement de la question de la relation sexuelle par celle de l'identité, est pris en charge par le registre fantastique. A travers quelques films, on peut constater la présence simultanée de nos questions (identité sexuelle, registre sanglant, appareil reproducteur féminin, spiritualisation).

 


Dans le premier long métrage fantastique de Cronenberg, Frissons, une expérience scientifique clandestine concerne l'utilisation de parasites à l'intérieur du corps humain, à des fins thérapeutiques. Une expérience dont le ratage transforme la sexualité humaine dans une énergie débridée, indifférente au choix sexuel : homosexuel ou hétérosexuel, gérontophilie ou pédophilie - homme, femme, vieillard ou enfant. La première victime du parasite, une jeune femme est d'abord étranglée par le promoteur de l'expérience ; elle subit une éventration à des fins de prophylaxie car l'expérimentation est en train d'échapper à son inventeur et fait peser sur l'humanité une menace. Nous pouvons considérer que l'expérience et l'agression se portent en lieu et place de l'appareil reproducteur qui subit une métamorphose. Le parasite se substitue très exactement à la fonction de reproduction. Ce que vient confirmer son caractère proliférant. Il faut relever la position de Cronenberg : ce ratage n'est pas un échec dans le film ; plutôt l'affirmation d'un nouveau contrat sexuel et identitaire dans le sens d'une " auto-poïèse ". C'est-à-dire d'une autoconstruction dont l'autonomie du parasite est la métaphore - (L'autopoïèse est une notion que Francisco Varela a étendu depuis l'autocréation biologique à l'ensemble des phénomènes).

Dans le film intervient un troisième personnage. Nicolas Tudor, homme marié qui fut l'amant de la première victime, se retrouve dans la position d'un homme en gestation. Son ventre héberge une étrange progéniture, qu'il appelle " mon bébé " et qui simule l'appareil reproductif et son étayage avec la sexualité. On sent dès le début de la carrière du réalisateur, un intérêt pour le déplacement du féminin vers le masculin à travers la fonction reproductive. Un déplacement qui correspond parallèlement à une agression contre le système reproductif féminin - comme dans le film Alien dont Frissons fût objectivement et historiquement le prototype. Si ce parasite est transmis à Nicolas Tudor par sa maîtresse et s'il est présenté comme une conséquence de l'infidélité, sa présence détruit définitivement le stéréotype du couple Tudor en faisant glisser la fonction reproductrice de la femme vers l'homme. C'est à une attaque en règle de tous les stéréotypes du contrat sexuel habituel que se livre le réalisateur. L'un des "bébés", une espèce de ténia géant que Tudor vomit par dessus le balcon, passe par tout un circuit à travers les canalisations de l'immeuble - une circulation qui exprime à la fois la disjonction et la solidarité d'un ensemble de fonctions, de registres, de comportements, de stéréotypes - selon un pacte sexuel collectif, dont le huis clos d'un immeuble isolé est le lieu propice. (Cette situation reprend les poncifs du film fantastique : huis clos, isolement, éloignement des activités ordinaires des humains vers la périphérie, expérimentation scientifique, mais les détourne de leur usage pour en montrer ce que le genre ordinairement dissimule, c'est-à-dire son arrière plan sexuel). C'est à la redéfinition de ce pacte à laquelle on assiste. C'est l'un des rares films de Cronenberg, voire le seul, où l'on peut dire que la décomposition de l'ancien pacte sexuel et identitaire débouche sur une recomposition possible dans l'ambiance euphorique des idéologies libertaires des années soixante-dix. Cependant il ne me semble pas indifférent que la tentative aboutisse non pas à l'échec du processus collectif de renouvellement du pacte social et sexuel, mais au sacrifice de cet homme. Je tenterai une explication de cette suppression et de celle des autres suicides des personnages de Cronenberg.

 


Dans Chromosome 3 (The Brood 1979), le 3ième long métrage fantastique de Cronenberg), les problématiques masculin-féminin sont réparties entre les personnages et selon le tempo du film. L'éclatement du couple central est le thème du film. Le registre fantastique en compose la métaphore cinématographique qui débouche sur une transformation de l'appareil reproducteur de Nola. Celui-ci fait l'objet de la seule séquence véritablement "gore". A l'inverse les séquences des attaques des petits monstres générés par Nola, sont traitées avec retenue ; évitant tout exhibitionnisme sanglant, ces passages sont plutôt suggestifs. Dans la carrière de Cronenberg, le gore est toujours métaphorique, rarement s'agit-il d'une fascination pour la décomposition du corps en tant que tel. Le " gore " se porte sur des problématiques profondes, exprimant une dimension tragique qui n'est pas exempte toutefois d'humour.

Dans la séquence gore de Chromosome 3, le "gore" est exceptionnel, spécialement réussi dans le sentiment, à la fois de révulsion et de fascination qu'il provoque chez le spectateur. C'est une séquence d'une grande beauté, marquée par le souci de son esthétisation. La séquence la plus "gore" est aussi la plus réussie : à la fois la plus belle, la plus attirante et la plus repoussante - en somme la plus ambiguë. On y voit Nola en grande prêtresse dans un motif de culte et de puissance, comme dans la plupart des films de Cronenberg où l'on constate le glissement de la fonction reproductive hors de son contexte - glissement littéral puisque dans Chromosome 3, l'appareil reproducteur s'est déplacé hors du ventre de la femme, devant son corps, en dehors de celui-ci.

A partir de ce film c'est un motif qui en indique la spiritualisation. On accouche de monstres, de chimères, qui sont des hybrides entre les forces de l'esprit et les forces physiques. D'une part une déportation du lieu naturel de la fonction reproductrice féminine, d'autre part une mise en balance des forces de la nature et de l'esprit - esprit que nous pourrions interpréter comme la rappropriation sous un terme masculin, d'une dimension féminine. A moins justement que ce ne soit l'inverse.

Nous sommes, ici, sur le seuil d'une hésitation qui montre la puissance d'ambiguïté à laquelle le réalisateur élève son art. La psychanalyse a forgé un concept : celui de phallus. Il ne s'agit pas de s'y soumettre sous prétexte que la réalité en a été conceptualisée par cette discipline et que de la sorte cela ferait autorité. En revanche, ce qui est intéressant, c'est la dimension d'abstraction dont la psychanalyse l'investit. Le fait par exemple, que la notion de phallus rassemble indifféremment homme et femme autour de cette question de la puissance. On dirait que dans cette dimension phallique, le genre masculin et le genre féminin font une danse, celle de leur circulation et de leur réversibilité. D'autre part la puissance reproductive féminine est ici associée à une puissance de l'esprit, à une puissance de reproduction fantasmatique, une puissance artistique de production des images. Cela fait beaucoup et notre esprit se tord comme dans les films de Cronenberg. Poursuivons notre enquête.

 

Dans Scanners (1980), on retrouve la "spiritualisation" de la fonction reproductrice. La séparation s'introduit dans un couple de frères, pris dans une duplicité entre osmose et rivalité. L'expérience scientifique qui échoue, est celle d'un produit inventé par le père des deux frères scanners. Ils deviennent médiums extralucides en raison même de ce produit. On ne sera pas étonné de constater qu'il s'agit d'un médicament créé pour soulager la douleur des femmes enceintes - et qui produit accidentellement des nouveau-nés hypersensibles. L'autre caractéristique de ces "scanners" réside dans une superpuissance mentale qui franchit les barrières de la physique. De nouveau, nous sommes en présence d'une puissance liée à un détournement de la reproduction féminine, déportée vers un caractère masculin, mis au service de la violence et d'une spiritualisation dans le paranormal.

 


Dans le film suivant, Vidéodrome (1982), on retrouve cette tentative d'une articulation de la reproduction humaine et des images. Max Renn, est sous l'emprise de l'onde subliminaire produite par une bande vidéo clandestine. Il introjecte dans ses entrailles un revolver alors qu'il est en prise avec les images hallucinatoires du monde virtuel de Vidéodrome. Dans cette action, le motif gore de la fente qui s'ouvre au niveau du ventre de Max ressemble à une césarienne, ou bien à un vagin géant. Nous pouvons relier ce thème à l'éclatement du couple que Max forme avec Nicky et à la disparition de cette femme désirée. Le film est une expression esthétique de la mélancolie. On notera que le personnage retournera ce même revolver contre lui-même, introjecté à la place de l'appareil reproducteur féminin. Le film se termine sur la détonation du même revolver, sous les indications de la Nicky cathodique à l'intérieur de l'écran - une métaphore de la mort, au travers de l'appel hallucinatoire de l'image de cette femme sur l'écran de télévision, qui enjoint Max à la rejoindre dans le monde de Vidéodrome en se suicidant. La thématique du film articule la reproduction féminine à celle des images. La spiritualisation de la fonction reproductrice s'infléchit du côté du pouvoir des images et d'une virtualité, tout comme dans eXistenZ.

 


Dans eXistenZ (1999) c'est l'invention d'un nouveau jeu vidéo qui induit le ratage. La console biologique de jeu d'Allegra Geller est fabriquée à partir d'animaux génétiquement modifiés. Elle contamine le corps de Ted Pikul. Cette maladie qui touche alternativement l'homme et la femme, exprime le malaise dans les rapports d'un couple naissant. Dans ce film l'enfantement est celui de l'esprit et de la virtualité.
Le cordon qui réunit l'homme et la femme au jeu virtuel dans lequel ils entrent est un ombilic. La fonction reproductrice qui aurait dû être portée par le personnage féminin est extériorisée au travers de sa console de jeu biologique - le jeu étant le fruit de sa " conception" intellectuelle qui produit, reproduit, enfante différentes niveaux de réalité et d'étranges créatures virtuelles. L'une d'entre elles a deux têtes et déplace cette thématique de la reproduction vers celle du double et de la similarité. Nous verrons dans notre troisième chapitre quel sens lui donner.

 

Au terme de ce parcours dans quelques-uns uns des films de Cronenberg, on peut vraiment dire que l'expérience tourne mal. Nous l'avons vu, c'est l'un des effets habituels du fantastique, selon une formule que le réalisateur réutilise dans la plupart de ses films : il se trouve que la plupart du temps, ce ratage affecte tout à la fois la sexualité et l'identité de genre homme ou femme de ses personnages.

L'expérience est à comprendre comme la tentative de s'extraire des déterminismes sociaux, ceux des rapports sexuels comme ceux des identités. Le réalisateur reprend la thématique fantastique du Dr Frankenstein, pour la porter simultanément au cœur de la sexualité et de la question de l'identité masculine ou féminine. Il replace le genre fantastique dans la réalité de son élément caché : le croisement de la question de l'identité et de la question du désir; mais selon des conditions nouvelles qui appelleraient un nouveau pacte social quant aux relations sexuelles, aux identités de genre et au statut de la reproduction.. Un nouveau pacte, dont les vampires sexuels de Frissons sont les promoteurs à la fin de ce premier long métrage fantastique. Cronenberg est un cinéaste subversif, littéralement, un cinéaste du renversement des valeurs. Mais quel sens donner aux renversements ou aux inversions en séries, quel sens donner aux contorsions de ses personnages ? Notons au passage que l'un des précurseurs de Cronenberg à ce sujet est le réalisateur kitch des années cinquante, Ed Wood. Dans l'une des séquences de son premier film de 1953 Glen ou Glenda sur le travestisme et la transsexualité, on voit par exemple passer un garçon du côté droit de Bela Lugosi, l'acteur de films fantastiques, sur son côté gauche en le transformant en fille ; une opération de transmutation symbolique sous le signe du fantastique dans un décor lugubre, avant l'opération chirurgicale qui modifie le genre du personnage.

 

 

2 - Puissance féminine

 

Après cette présentation du nouage de nos quatre questions (rapport homme-femme, identité, reproduction féminine et gore), revenons sur le traitement de l'identité sexuelle dans Rage, le deuxième film fantastique de Cronenberg.


Le personnage principal du film, Rose, subit une greffe selon un nouveau procédé chirurgical, mis au point dans une clinique privée. Il ne s'agit pas de la greffe volontaire d'un organe masculin mais cela revient au même : nous pouvons l'interpréter comme le passage d'un sexe à l'autre. L'accident de moto dont Rose est victime avec son petit ami et l'opération chirurgicale qui s'en suit, séparent l'homme et la femme définitivement. Le changement de sexe s'effectue à la fois comme section de la relation de couple et comme section de l'identité sexuelle du personnage féminin.

La greffe subit par Rose à son insu, est de nouveau une expérience scientifique qui tourne mal. L'expérimentation médicale de cette greffe échouant, transforme le personnage féminin en être bisexué ou du moins ayant les attributs de l'homme. Il s'agit d'un dard rétractile placé sous son aisselle par lequel dans une embrassade violente Rose inocule un virus - un acte d'amour à la fois ambigu (identité indéterminable) et ambivalent (amour-violence).

Malgré l'esquisse, comme dans Frissons, de la représentation d'une polysexualité - la première victime de Rose est une vache-, l'essentiel dans ce film réside dans la superposition des caractères féminin et masculin du personnage. Rose garde ses apparences de femme mais dans l'inversion du stéréotype social où la femme correspond à une position de victime. Elle est "active" jusqu'au stéréotype de la masculinité dans le sens où son acte d'amour est donné comme une agression qui s'apparente au viol et va jusqu'au meurtre. L'acte se commet sous l'emprise d'une pulsion irrépressible et se communique comme dans Frissons, à l'ensemble du corps social. Il entraîne à terme la perte de Rose par un retour en boucle de l'agression devenue collective. Ce retournement de la violence vers celle qui en est à l'origine, fait régresser cette femme au rang de poupée que l'on jette dans la dernière image dans une benne à ordure - dans un renversement du tout au tout de la puissance féminine dont le personnage était investi.

Cronenberg reprend de nouveau d'une main au personnage, le caractère qu'il lui avait concédé de l'autre. Cette image de fin de film est forte. Si elle n'est pas gratuite, on peut se demander quelle est la raison de cette déchéance du féminin et de la puissance qui lui est associée. Pourquoi ne peut-elle pas être soutenue ? Comme Max Renn dans Vidéodrome, Nola, dans Chromosome 3, les frères Mantle dans Faux-semblants, Nicolas Tudor dans Frissons, cela finit mal pour ceux qui ont tenté une transformation du pacte identitaire. D'autre part, cette thématique de transformation simultanée de la relation d'objet (sexualité) et de l'identité sexuelle (homme ou femme), montre une coexistence non pacifiée des deux caractères masculin et féminin dans le même personnage - alors même qu'elle apparaît comme leur condensation. On constate que le dard rétractile de Rose est placé sous son aisselle, ce qui représente sous le motif masculin une invagination. On pourrait émettre l'hypothèse que ce motif représente les conditions d'une bisexualité. Dans ce cas elle ne serait pas harmonieuse mais conflictuelle. Ou bien cet organe ne représenterait-il pas plutôt l'introjection de la puissance maternelle ; celle du phallus féminin, traité de la même façon que l'appareil reproducteur féminin dans le registre "gore" et pour les mêmes raisons ?

 

 

3 - Stéréotypes et identités dans « eXistenZ »

 

Nous ne devons pas prendre les caractères de masculinité ou de féminité, trop vite à la lettre. Nous ne devons pas les envisager chez Cronenberg, comme des caractéristiques universelles ou des archétypes ; pas plus comme des déterminants naturels. Il vaut mieux les appréhender comme des stéréotypes sous lesquels passent d'autres thématiques, comme c'est le cas pour eXistenZ.

Prenons l'exemple du garagiste de eXistenZ, joué par Willem Dafoe. Il est appelé Gas (essence) en raison du fait qu'il existe en tant que stéréotype, au même titre que les décors qui entourent le personnage. L'enseigne de la station service, indique d'ailleurs avec un humour pince sans rire Gas station (à comprendre comme la station de Gas, et la station d'essence). La stylisation ainsi que les fonctionnements que l'on trouve dans un jeu vidéo servent de supports expressifs pour traduire en métaphores ce que sont des stéréotypes sociaux. Mais comment interpréter le personnage lui-même en dehors de sa fonction narrative ?


Gas est chargé de l'implantation du "bioport" dans le dos de Ted. Il s'agit d'un nouvel orifice quelque peu érogène, comme les autres orifices corporels). Il pourrait par conséquent être l'expression d'un fantasme homosexuel masculin - du personnage de Ted ou du réalisateur etc. Toutefois, à suivre cette piste, même si cela décontenance, il me semble préférable de considérer qu'il exprime plutôt la part d'homosexualité dans le rapport entre Allegra Geller et Ted Pikul. En effet l'acte de pénétration qui consiste dans la création d'un sphincter vertébral, anticipe la relation de Allegra et de Ted. Il intervient comme un préliminaire à son dépucelage par elle - qui se prolonge plus tard par la lubrification de "l'ombilicable" par Allegra elle-même. Contrairement à ce que le sous-texte de cet acte d'implantation du "bioport" pourrait trop rapidement laisser croire, cette violence exprime au contraire un refus ou une impossibilité d'établir des rapports homosexuels masculins de la part de Ted Pikul - et même des rapports bisexuels. Comment expliquer cette thématique alors même que le personnage se trouve dans la situation d'une défloration homosexuelle ?

On se rappellera que dans cette séquence, malgré la fermeté d'Allegra devant les hésitations de Ted, la solidarité du couple hétérosexuel Allegra-Ted est en fin de compte totale, vis à vis de Gas. C'est comme si par moment, il y avait, entre cette femme et cet homme, un rapport entre deux hommes - à moins qu'il ne s'agisse de deux femmes et il nous faudrait trancher. Comme si pour ces deux personnes du même sexe, qui tendent à former ce couple pourtant hétérosexuel, la question du féminin se posait du côté de l'homme, en raison de sa timidité, de sa mise en situation d'initiation, et de son orifice vertébral, quand bien même Allegra a le même orifice. D'ailleurs cette présence d'un même sphincter dorsal entérinerait plutôt l'hypothèse d'un rapport homosexuel entre les deux personnages en composant une part de leur solidarité. On peut faire confiance à Cronenberg pour ce genre de renversement. Il exprime peut-être ce qu'il en est réellement dans un couple hétérosexuel quand on trouve ce genre de situation : la femme est un homosexuel ou bien l'homme une lesbienne.

Cependant nous devons maintenir que mis dans les conditions de cette perforation, Ted est dans une position " féminine ". A travers un motif hétérosexuel tout ce qu'il y a de plus ordinaire, vient s'interposer un autre motif ; celui d'une composante homosexuelle qui ne trouve pas de débouché dans la relation homme-homme (Ted-Gas). Mais plutôt dans la relation homme-femme. L'homosexualité masculine est d'autant plus écartée que le personnage de Gas est mis en mort. La séquence exprime la timidité, la peur de Ted vis-à-vis d'Allegra et de son jeu. Mais elle actualise conjointement les mécanismes de défense que Ted met en œuvre dans le rapport avec l'autre homme et la relation homosexuelle possible entre eux. Dans cette situation, sa position ne s'assure pas d'une position de désir, d'une orientation franchement homosexuelle, mais plutôt de la composante féminine de son personnage masculin. Elément féminin que l'on retrouvera dans tous les films de Cronenberg, comme l'indique déjà le titre de l'un d'entre eux : M. Butterfly.

Il y a d'autre part dans eXistenZ, un motif qui vient croiser les rapports homme-femmes. Un motif qui prend en charge la fonction de reproduction : celui des batraciens génétiquement modifiés de eXistenZ. En particulier la chimère à deux têtes qui commence à prévenir doucement le spectateur qu'il n'est peut-être pas dans la réalité mais dans la dimension virtuelle d'un jeu vidéo. Cette créature exprime la dualité de l'identité dans ses deux versants masculin et féminin, ici sous forme de la différence des genres neutralisée dans une fusion chimérique (L'équivalent des jumeaux de Faux-Semblants). Deux personnes ne font jamais le même rêve sauf ici, ce qui entraîne qu'ils soient fusionnés au moins sur le terrain de l'imaginaire. Connectés à la console biologique par leur "ombilicable" respectif Allegra et Ted forment un tel animal à deux têtes lorsqu'ils se "pensent" à travers un même monde virtuel. Le motif se rattache à une problématique de la reproduction, et met en lumière la fantasmatique qui entoure l'imitation de la fonction reproductive portée par le féminin. La chimère à deux têtes constitue une révolte contre cette fonction reproductive féminine. Elle n'est pas reproduite biologiquement mais créée d'une part dans la "Trout farm", l'usine de fabrication des consoles; et d'autre part par l'invention collective, puisque la "Trout farm" se situe dans le jeu de la communauté virtuelle formée par les joueurs.

On peut sentir à cet endroit, vibrer le jeu d'ambiguïté de Cronenberg, dans le glissement - ou le combat - du féminin et du masculin autour de la question de la reproduction. Combat jusqu'à la mort ( dans Faux-semblants à travers le couple des Gynécologues ou dans Chromosome 3 dans la lutte à mort contre la puissance de reproduction à la fois fantasmatique et réelle - donc proprement fantastique - du féminin).

Nous voyons bien qu'il ne s'agit donc pas dans eXistenZ ou dans la filmographie de Cronenberg, de rapport bisexuel, au sens où la bisexualité fait l'objet d'une utopie de la complétude de l'être humain et de son harmonie - l'objet d'une idéalisation de l'identité et des rapports sexuels. Il s'agit plutôt de donner à voir qu'à travers le stéréotype hétérosexuel, d'autres images concernant l'identité, viennent s'interposer et brouiller les enjeux.

Il y a chez Cronenberg une révolte contre les déterminismes, culturels sociaux et anatomiques. Elle se cristallise dans la révolte contre la différence des sexes; justement contre la différence anatomique à partir de laquelle s'étaye le stéréotype social qui lui correspond. Ce qui fait la particularité de ses films, c'est que la révolte de ses personnages principaux se porte simultanément contre l'anatomie et contre le stéréotype - alors que la construction sociale de la réalité au contraire assimile l'anatomie au stéréotype et les confond. On peut observer que Cronenberg en opère la "désintrication" au prix de la mise à mort de ses personnages. Désintrication de l'image et de l'identité. On le voit bien dans Faux-Semblants. De façon générale, les personnages pensent que le stéréotype qu'ils représentent, correspond à leur anatomie. Leur geste de révolte contre l'image sociale se retourne contre leur anatomie et non contre cette image uniquement. Sans doute cette thématique recoupe-t-elle en partie celle de la transsexualité. Cependant, malgré leur révolte les personnages ne parviennent pas à se libérer du stéréotype qu'ils incarnent. Alors qu'ils ont mis toute leur énergie à tenter de lui échapper, on l'a vu, ils finissent par retourner l'arme contre eux-mêmes. L'arme c'est le revolver de Max Renn dans Vidéodrome, tout aussi bien que les instruments chirurgicaux fantasmatiques de Faux-semblants, spécialement fabriqués pour cette séparation de l'image stéréotypique et de l'identité - et pour s'attaquer au cœur de la fonction de reproduction à l'identité de la personne qui la porte. Fantasmatique mais aussi fantastique c'est à dire au croisement du désir et de l'identité.

Il me paraît difficile de ne pas voir dans eXistenZ une tentative de faire jouer simultanément les identités et les orientations sexuelles. Ce qui ne facilite peut-être pas la vie ordinaire. Mais le malaise que les films de Cronenberg procurent dans l'attirance et la répulsion, provient de cet embrouillamini de contestation, de transgression, de subversion des frontières. Je pourrai dire, selon une formule déjà employée, que Cronenberg fait se recouvrir d'une main les registres du stéréotype social et de l'anatomie qu'il a contribué à dissocier de l'autre main. De même que les registres de la relation d'objet et de l'identité. Ce double geste est à coup sûr l'expression d'un clivage.

 

4 - Clivage des genres

 

Le "gore" exprime au sens propre et figuré un déchirement. Mais pourquoi les personnages retournent-ils l'arme contre eux-mêmes ? Pourquoi cela finit-il presque toujours mal ? A ce stade on est tenté de prolonger l'analyse du côté de la mise en évidence dans cette filmographie, de ce que Winnicott appelle "un pur élément féminin" (Le clivage des éléments masculins et féminins chez l'homme et chez la femme). Cette hypothèse permet de jeter quelques lumières dans ce qu'il faut bien appeler la déprime profonde de la plupart des personnages de Cronenberg - dépression qui explique la place, l'importance, la valeur, de la composante féminine dans l'esthétique de ses films.

Winnicott déduit son hypothèse de l'observation clinique. Il est surpris qu'un de ses patients masculins, puisse exprimer à un moment une identité de femme; perception que vient confirmer plus tard le fait que la mère de ce patient, à sa naissance désirait une fille. Il émet l'hypothèse que pour un homme l'élément de pur féminin ne trouve pas à s'exprimer socialement au niveau de l'identité en raison de sa contradiction avec l'identité masculine du sujet qui porte cet élément féminin. Etant de surcroît en inadéquation aux représentations sociales, il ne trouve pas non plus à s'assouvir sexuellement pour la même raison. Cet élément féminin reste de la sorte dans une position clivée, faisant obstacle à une réelle pratique de l'homosexualité ou à une bisexualité harmonieuse comme on l'a bien vu avec Ted Pikul et le personnage du garagiste qui " lui implante " pourtant un bioport avec un énorme pistolet. Ce qui pourrait expliquer au moins partiellement la révolte des personnages de Cronenberg contre leur stéréotype, révolte impossible qui conduit à leur destruction, faute de renoncer à cet élément qui demeure inconciliable avec le reste de leur personnalité.

S'il serait stupide d'en conclure à la façon d'un syllogisme que cela dépeint exactement la situation de Cronenberg, cette hypothèse nous offre néanmoins une piste. Dans la vie en dehors du cinéma, nous savons comment faire pour ne pas coïncider avec nos stéréotypes. Ils sont pour nous le masque utile de notre identité, un jeu. Mais sommes-nous dans le jeu ou sommes-nous dans la réalité lorsque nous les utilisons telle est la question de eXistenZ. Le jeu trouve sa limite quand une composante de la personnalité représentée par un stéréotype se situe au niveau de l'être - a fortiori quand elle ne trouve pas d'intégration harmonieuse au sein de l'identité. Dans ces conditions elle constitue un clivage d'un genre spécial, du genre " pas vu pas pris ", qui produit des réactions en chaîne sous formes de retournements, de pirouettes ou de torsions des personnages ; de renversement des valeurs, d'inversion des genres en série.

Une sexualité harmonieuse pour Ted Pikul, pour Rose pour Seth Brundle, pour les frères Mantle passerait par un dépassement de ce clivage et la réintégration de cet élément détaché de la personnalité et qui agit en quelque sorte pour son propre compte. Mais c'est plutôt la sublimation esthétique d'un tel clivage qui est, à mon avis, à la base des films de Cronenberg, et non pas son dépassement - dans un article récent du journal Libération sur le réalisateur allemand H.J. Syberberg, Antoine De Baecque reprend la formule de Kant d'une "sublime abjection"; cette formule semble convenir à l'esthétique gore de Cronenberg. Cette sublimation apparaît plus clairement dans M. Butterfly (1993) où l'élément féminin fait une tentative, qui échoue en bout de course face au masculin, pour se faire reconnaître. Cet élément ne parvient pas à coexister de façon pacifiée avec l'élément masculin sinon sous la forme d'un déni (celui par exemple de René Gallimard - Jeremy Iron) qui affecte profondément le masculin. Dans un jeu de "et l'un et l'autre genre" qui se transforme en "ou l'un ou l'autre" genre, mais jamais les deux. Le clivage dessine à la fois la forme d'un ordre contradictoire et la forme d'un déni. Les psychologues se penchent-ils sur cette drôle de logique : qui à la fois sépare, superpose, affirme et dénie ? Il ne s'agit pas de refoulement au sens freudien du terme, d'une motion sexuelle qui ne trouverait pas d'acceptation de la part d'une instance morale. Cronenberg s'amuse d'ailleurs avec la théorie freudienne tout le long de sa filmographie. Par exemple la victime de Rose dans Rage avant de mourir lit un livre de Freud.

Cependant les spécialistes relèveront que le clivage et le déni sont les termes de la conceptualisation que Freud utilise pour comprendre la perversion. Cela pourrait expliquer ce que j'ai appelé à propos du personnage de Rose, "l'introjection d'un phallus féminin". Au sens où l'absence d'un tel appareil chez la femme ferait l'objet d'un déni. La perversion pour Freud est l'une des structures possibles du psychisme qui se base sur le déni de l'absence de pénis de la femme - un fonctionnement psychologique qui échappe justement au refoulement, pour poser simultanément de façon hallucinatoire les deux termes, l'absence et la présence. Ainsi pourrait-on interpréter comme un pareil déni, le dard rétractile que le personnage féminin recèle et cache, abrité du regard sous son aisselle. Le fil de notre enquête rejoint cette question du déni dans le fait que l'élément féminin soit à la fois présent et disparaissant. Cette hypothèse du déni a sans doute quelque valeur de vérité. Il faudrait reprendre toute la filmographie sous cet angle et apporter parallèlement plus de précisions sur la conceptualisation du déni par la psychanalyse. En attendant, cet heureux moment consécutif d'un lourd labeur, et compensé par la joie pour l'instant hypothétique d'une confirmation, il est à mon avis préférable de laisser la place ici aux spécialistes du domaine. Notons simplement que le déni organise un clivage et que celui-ci peut s'entendre comme présence sur un même plan hallucinatoire du masculin et du féminin à travers le constat de l'absence de pénis féminin. Mais continuons de suivre la piste de l'élément de pur féminin qui ne trouve pas d'intégration dans la personnalité.

 

Nous l'avons vu, le clivage chez Cronenberg s'exprime à travers un ensemble de motifs d'une grande violence, en particulier en direction de la fonction reproductrice liée au féminin. Il est nécessaire d'ajouter aussitôt : dans un double mouvement ambigu tout à la fois de désacralisation et de sacralisation de l'appareil reproducteur (puisque cela s'accompagne de rituel avec des décors ou des ambiances de culte). Il se pourrait bien que l'ambiguïté chez Cronenberg s'exprime à partir d'un élément féminin qui ne trouve pas sa pleine reconnaissance et sa pleine fonction.

On dit que l'art, la création, l'activité professionnelle sont des substituts pour les hommes, de la fonction génératrice portée par les femmes. On le vérifie en tout cas dans La Mouche, avec la fameuse scène où Veronica accouche d'une larve géante d'insecte. David Cronenberg joue lui-même le rôle de l'accoucheur masqué (derrière le masque chirurgical du gynécologue- accoucheur). Le réalisateur est à la place de l'élément du pur féminin détaché, affirmant une toute puissance (avec la même dimension sacrée de célébration d'un rituel que la séquence de l'opération chirurgicale pratiquée par l'un des frères Mantle dans Faux-semblants - sur l'appareil reproducteur d'une femme aimé par l'un et dénigré par l'autre). On constate dans la séquence de La Mouche que Cronenberg est de tous les côtés à la fois. Il parait étonnant que pour sa seule apparition dans le film, il incarne le gynécologue dans une dimension de métaphore cinématographique qui lui est chère. Mais il est aussi bien la femme qui accouche. Et encore le fruit de cet accouchement. Il est bien entendu aussi celui qui met en scène cette image la conçoit et la compose. Avec cet élément féminin, il est à la fois du côté de l'avoir et de l'être. Ceci représente une position impossible. Dans une volonté de faire exister cet élément féminin et de ne pouvoir y parvenir, qui explique le geste de révolte et d'attaque contre la fonction reproductrice naturellement portée par les femmes. On trouverait d'autres exemples dans cette filmographie structurée par ce double mouvement.

L'élément féminin est moteur et actif dans toute la filmographie de David Cronenberg, il affleure en tant que tel par moment comme nous l'avons vu dans M. Butterfly (qu'il faut lire Monsieur Butterfly, dans le renversement du genre du personnage de Puccini Madame Butterfly). Il affleure aussi dans la première séquence de Chromosome 3 à laquelle j'ai déjà fait allusion. Hal Raglan (Oliver Reed) - Le psychothérapeute, un autre savant fou avec une découverte fantastique -, expérimente sur Michel son patient en public sur une scène de salle de spectacle, une méthode révolutionnaire de guérison ; dans un jeu de rôle, à la mode dans les psychothérapies de groupe des années 70. Ce jeu de rôle parental amène le psychothérapeute à inverser le sexe de Michel en l'appelant Micheline. Sans que le spectateur ne sache si le psychothérapeute ironise de façon sexiste sur l'impuissance de son malade ou bien s'il y a un réel élément féminin qui agit dans la personnalité de celui-ci. II y a là un tremblé un vacillement sur le statut de cet élément féminin qui ne parvient pas véritablement à s'exprimer en tant que tel, faute d'être reconnu autant par le névropathe que par son thérapeute. Cet élément me paraît d'ailleurs contaminer le jeu et la personnalité de l'acteur Oliver Reed. Sa démonstration de virilité durant tout le film et quasiment de machisme finit par vaciller à son tour, devant la toute puissance de Nola et l'emballement psychosomatique de sa fonction reproductrice.

 

Cette analyse est réalisée de mémoire, c'est la règle que je me suis imposé pour la rédaction de cette étude. Mais je suis certain qu'on trouverait bien d'autres exemples en regardant les films, de l'existence active mais vacillante de cet élément dans l'esthétique des films de Cronenberg. On pourrait dresser un tableau qui montrerait que cet élément structure la dynamique des renversements chers à Cronenberg, à travers les différentes instances du clivage.

Je finis en tentant une interprétation possible dans eXistenZ sous cet éclairage, de la lettre X majuscule du titre du film : Cette lettre représenterait dans ces conditions la section au cœur du rapport sexuel entre le féminin et le masculin. Que l'on pourrait écrire par exemple "seXion". Une section qui serait à la fois la séparation de l'anatomie du stéréotype masculin ou féminin, la séparation de l'orientation sexuelle et de l'identité sexuelle enfin la séparation de l'image et de l'identité. Ca fait beaucoup mais comme dans les films de Cronenberg, il me faut encore en rajouter : tandis que les entrées de ces registres sont séparées, Cronenberg opère simultanément leur glissement les unes sur les autres, d'où leur confusion. C'est cela qui est intéressant chez lui : ce jeu de passe-passe de l'inversion, de brouillage des pistes dans l'ordonnancement des orientations, des identités, des dimensions physiques, des patterns sociaux ou des convenances, si ce n'est des conventions et des codes. La lettre x est l'inconnue de ce que l'on cache et de ce que l'on révèle simultanément. Ce qui se dissimule est aussi ce qui s'exprime. Ce qui est occulté dans son exhibition même. L'ambiguïté de la majuscule "X" dans le titre du film eXistenZ est l'équivalent de l'ambiguïté de la majuscule "M" dans le titre du film M. Butterfly; celle d'un masculin qui recèle un féminin ou bien est-ce l'inverse, suivant le côté d'où l'on se place.

Cette première hypothèse éclaire les composantes "bisexuelles" de eXistenZ, mais en épuise-t-elle les raisons ? Elle ne serait pas complète si nous n'expliquions pas - avec le passage à l'autre lettre majuscule, la lettre finale "z"- la réversibilité qui anime le geste esthétique de Cronenberg.

 

5 - Renversements

 

Ce qui est plié doit être déplié. Quelle est la compréhension à trouver de cette dynamique de réversibilité qui nous fait passer de la lettre x, à la lettre z, de eXistenZ à TranscendenZ ? Dans eXistenZ le plan de la réalité est en fin de film, encore un jeu, et la partie continue dans un jeu entre réalisateur et spectateur. Puisque le jeu est permis, prenons des libertés. Si nous ne prenons pas à la lettre, comme je l'ai suggéré, les identités et que nous les prenons pour des images, nous pouvons dés lors nous livrer, nous aussi, au jeu des renversements.

Inversons le retournement de Rage. Cela donne : la femme qui est en train de devenir un homme, est en fait l'expression d'un homme qui déprime de ne pas être une femme. Et dans La Mouche, ce n'est pas un homme qui s'avance sous le masque du gynécologue, mais une femme. Cette femme est en train d'accoucher un homme. Ce n'est pas non plus une femme qui accouche mais un homme. Et cet homme sans doute essaie-t-il d'accoucher d'un autre homme. La question de savoir si nous sommes dans un rêve, si nous hallucinons la réalité est pour Cronenberg équivalente à ses propres renversements de genre. Quand on veut se réveiller ça fait mal. Le registre "gore" de cette esthétique, provient du clivage, de la contorsion du personnage clivé entre deux positions, - ou comme souvent dans les films de Cronenberg entre deux camps antagonistes incompatibles, les contempteurs de l'image ceux qui la dénigrent, de l'autre ses adorateurs (Scanners, Vidéodrome, eXistenZ). L'image est-elle l'identité ? La question est sanglante. Le registre "gore" de Cronenberg, notons-le n'est jamais utilisé de façon gratuite mais toujours à propos. Quel est le propos ?

Celui d'une femme qui se rêve méconnue, le cri de déchirement dans son rêve se prolonge jusque dans son réveil; mais à son réveil c'est un homme épouvanté jusqu'au sentiment d'inexistence qui continue de pousser le cri. Il s'agit bien de poussée et ce n'est pas toujours facile de s'accoucher soi-même. Dans l'impossible, entre deux sexes entre deux mondes entre humain et inhumain, entre existence et inexistence, on finit comme dans La Mouche, par pointer le canon du fusil sur une tempe informe en suppliant celle qui vous aime, d'appuyer sur la gâchette. En raison du fait qu'il ne lui serait sans doute pas plus pensable à elle d'aimer une autre femme que d'aimer une mouche. Si cette hypothèse n'est pas définitive du moins peut-elle éclaircir la dynamique des inversions dans des films de Cronenberg.

 

6 - Puissances de l'image

 

Au terme d'un voyage à l'intérieur des rapports entre les genres, l'enquête a mis en évidence le nouage sur la totalité des films de Cronenberg, de l'ambiguïté - rapport homme-femme - et de l'ambivalence - l'inversion ou la condensation de la haine et de l'amour. Ce nouage est celui de la question du désir et de l'identité. On peut noter qu'il construit le sentiment que le spectateur éprouve. Les films et les scènes "gores" en particulier, où ce nouage se concentre, font l'objet d'une réaction ambivalente entre haine et amour - fascination et horreur que le réalisateur nous fait partager et qui caractérise son art.

Les termes de ce nouage passaient par la question de déterminer la nature du rapport à l'objet ; est-il hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel, comme pourrait nous l'indiquer par exemple le film Trash ! ? Nous avons répondu de façon inhabituelle : quoique structuré de façon hétérosexuelle, il apparaît que les composantes homosexuelles ne trouvent pas réellement à s'exprimer, car la relation à l'autre, le désir, est pris dans un clivage identitaire des genres.

Enfin il s'agissait de comprendre le rapport de ce nouage à la spiritualisation de la chair et au culte de l'appareil reproducteur féminin que l'on observe. L'ambivalence c'est ce qui s'exprime dans ces films dans la fascination de l'homme pour le pouvoir féminin. Et à la fois dans son contraire la haine ou la crainte de ce même pouvoir. Ce pouvoir fait l'objet d'un véritable culte au travers de l'exposition de l'appareil reproducteur féminin. Ce qui dans le fond n'est pas très différent de ce qui continue encore de régir les rapports entre les sexes. Cela fait l'objet ici de métaphores sublimes, mais aussi d'une tentative intéressante de délier les fonctions, les stéréotypes, les genres. Au travers, dans la construction des images, d'une profonde pensée sur l'image, sur son rapport à la pulsion sexuelle et à l'identité. Les inversions, sont des glissements. Ils mettent en particulier en évidence la trace que laisse le féminin à l'intérieur d'une personnalité, à partir du moment où ce féminin revendique l'identité de la personnalité masculine.

Cependant, on aurait tord de ne voir dans la violence, le "gore", la représentation du pouvoir, et en particulier du pouvoir phallique féminin, qu'un exercice réactif ou nihiliste. Ce sont des tentatives de transmutation du nouage sexuel et identitaire, - autrement dit de la réalité - auxquelles on assiste. Le réalisateur opère le tour de force de nous y faire participer. A vrai dire dans cette transformation au sens premier de changement de formes nous sommes sur la face de la déformation, sur la face du dénouage. Il y a dans le héros de Cronenberg quelque chose qui s'apparente à la thématique du surhomme Nietzschéen - le dernier homme doit s'acheminer vers son déclin pour lui laisser la place. De même que l'ésotérisme chrétien parle de la mort du vieil homme. Mais le nouveau pacte sexuel et identitaire n'est pas montré sauf sous l'aspect d'un arrêt sur image qui laisse voir dans l'opération de transmutation, la grimace de la mutation - un peu comme dans les peintures de Francis Bacon. (Serge Grünberg, l'a remarqué. La couverture de son livre d'entretiens aux éditions des Cahiers du cinéma montre un portrait en gros plan du visage de Cronenberg que le réalisateur déforme à la façon des peintures de Bacon).

Nous devons remarquer aussi ceci : ce qui pousse à la métamorphose c'est la maladie. Cette maladie nous l'avons caractérisée comme la poussée d'un élément déplacé qui ne trouver pas sa place : en l'occurrence une identité de femme. Ce qui pousse à la transmutation de l'agencement identitaire c'est ce déplacement initial. Mais cet élément signe aussi l'échec de cette transformation. Il est à la fois l'élément actif dans la poussée transformatrice, dans le malaise qu'elle induit, et à la fois sa plus forte résistance. J'avais signalé, dans le premier chapitre, que c'est un "à la fois" qu'il fallait comprendre, c'est à dire les conditions d'un clivage. C'est cette contradiction qui a pour conséquence l'échec de la métamorphose. La déformation chez Cronenberg, la grimace, le sanglant "gore", la représentation d'une identité déchirée sont l'expression de cette contradiction, entre ce qui pousse au changement et ce qui, tout à la fois, signe son échec. En cela Cronenberg est très proche d'un Kafka qui est pour lui une référence. La contorsion, la grimace, le registre sanglant qui l'accompagne, sont l'expression d'une identité coincée entre existence et inexistence, entre maladie et guérison. Guérison non pas prise dans le sens de l'éradication du mal mais comme la place à trouver pour un nouveau contrat entre les différentes instances de l'identité et de la relation d'objet (désir). D'où chez Cronenberg ces oppositions de sectes, de clans, de firmes industrielles, dont les enjeux sont tout à la fois commerciaux, religieux, mais qui passe en premier lieu entre masculin et féminin. Qui passe aussi entre ceux qui soutiennent les images ceux qui au contraire veulent les mettre à mort sans que l'on sache très bien où se trouve la bonne position.

 

7 - Un contorsionniste

 

Le pouvoir féminin, et sa contestation, renvoie ici à un culte. Il y a de nouveau duplicité dans la position. Sur un versant, comme tous les cultes, ce culte est celui d'un phallus. Sur l'autre versant de ce culte, son rituel est l'équivalent d'une opération chamanique, d'une guérison qui modifierait les conditions ordinaires de l'agencement identitaire. Sous le pouvoir du féminin de ce culte, il y a une puissance obscure. Elle laisse deviner une puissance réelle dans la décomposition, sous les représentations de la puissance (phallus comme représentation de cette puissance) : celle qui pousse à la métamorphose de l'image.

Ces films expriment de façon esthétique, ce jeu de fascination-répulsion du pouvoir féminin et de la fonction reproductrice pour un spectateur ou une spectatrice. Les images les plus fortes de Cronenberg, les plus violentes et les plus déstabilisantes, sont aussi les plus belles. Il n'y a pas chez lui de volonté d'exhibitionnisme facile de la violence tout y est réfléchi, jusqu'à la torsion. Jusqu'à la contorsion d'un art baroque du rapport féminin-masculin. Une sorte de maniérisme dans l'exposition de la question de l'identité et du désir. Une autre façon peut-être, d'exposer le corps et sa spiritualisation d'un point de vue hétérosexuel. Une hétérosexualité paradoxale et pour le moins agitée, qui fait l'objet de notre sentiment ambivalent et de notre propre agitation, dans le décalage, le découplage, la dissociation, ou la désarticulation, qu'elle introduit au sein des instances de notre propre identité. Un exercice partagé de contorsionnisme que la formule kantienne de "sublime abjection" peut qualifier.


8-  Les crimes du futurs et la répartition des genres

 


  Après avoir vu le dernier Cronenberg, nous constatons des champs d’oppositions et des thèmes. 

Par exemple entre la blessure, l’incision, la pénétration l’ouverture des corps à leur contenu : autrement dit leur dénudement leur exposition (pour en révéler la beauté intérieure) d’un côté et de l’autre au contraire leur protection, leur enveloppement, leur voilement, telle la cape du personnage central. De même entre ce qui reste opaque dans l’intrigue et ce qui en est révélé. Il y a aussi une dichotomie entre les visages et les corps, l’effraction de corps fait l’objet d’un érotisme, et celui-ci s’exprime sur les visages qui sont en fin de compte l’expression des sujets, comme Aristote peut le dire de la parole. Elle est l’expression des mouvements de l’âme. Donc au fond une tension en un hermétisme et une porosité. Cette porosité intérieure extérieur et cette opposition entre collectifs et individualités parcourt l’œuvre de Cronenberg de façon spécifique, fait son originalité son apport. Elle se matérialise dans le film aussi entre l’ouverture lumineuse à l’univers du premier plan qui est somme toute marine océanique, et le confinement dans des espaces clos et sombres du reste du film. Fermeture jusqu’à la mort d’une part et une tentative de la dépasser. L’ensemble de ses motifs pourraient se ranger dans l’opposition entre le sujet et ses objets partiels organiques. Mais ’est une œuvre d’art cinématographique on ne peut en rabattre la spécificité. Il y a une grande poésie à se laisser porter par elle à franchir les frontières des identités et des catégories. Les motifs qui s’opposent, dessine une figure de clivage, dont l’ouverture des corps autant que les cicatrices sont des métaphores. Le meurtre dans le film est spécifiquement féminin et/ou maternel. La matrice et la reproduction, l’appareil reproducteur sont des thèmes de l’œuvre de Cronenberg comme on l’a vu précédemment.

Pour finir notons dans l’échange masculin féminin que le personnage central est bien un mâle hétérosexuel avec des composantes féminines forte voire maternelle. C’est à son accouchement auquel on assiste, qui est le produit de la rencontre ou bien de l’accompagnement de sa sage-femme. Avec son message sage de femme. La rivalité des femmes s’établit autour de ce thème. Entre les amantes et la bonne et les mauvaises mères. Le personnage central figure masculine est entre deux, c'est le passeur des catégorie, entre vie et mort, le gardien de ce passage, figure psychopompe. Tandis que son équipière

en la garante bien sûr de la vie, et qu'un motif moral semble se dessiner, le final nous dit le contraire. qu'un nouvel univers porté par le masculin se libère. Au delà même de l’innocence entamée. Loin du paradis et au-delà de l'enfer. L'accouchement avec son appareillage sont des motifs psychopompes, il s'agit de passer d'un univers à l'autre. Le sarcophage est un véhicule, tout comme la cape est l'aile de l’Hermès.

 Nous avions déjà le même motif avec l'appareillage de téléportation dans La mouche et les motifs d'accouchement qui sont aussi ceux de l’œuvre comme on l'a vu. Et sa jouissance, sa fantasmagories et ses "signifiants" comme il est dit dans le film. Le réalisateur jouant obstétricien masqué. dans l'opération secrète du passage il est besoin pour de masque et de dissimulation et de secret. C'est ce qui nous touche chez Cronenberg avec la mise à nue crue. tel est le sens du gore selon David Cronenberg. Que le père doive être dissimulé.

Après les crimes du futur dans la lignée du reste de son œuvre ce que propose Cronenberg c'est un autre passage (dans la douleur et la jouissance ) entre les genres à partir de la norme hétéro masculine. La création d'une nouvelle érotologie est un enjeu de culture (de civilisation). Une subversion des genres à partir de leur stéréotype. Ce qui ne peut se faire sans angoisse, sans ouverture et sans énigme.

 

Références : 

- Le clivage des éléments masculins et féminins chez l'homme et chez la femme Winnicott, dans "Bisexualité et de différence des sexes", Folio ouvrage collectif, J-B. Pontalis (texte paru initialement dans "Jeu et réalité", Gallimard).

- L'orgasme du moi de Masud Kan qui se sert de cette étude de Winnicott (même ouvrage).

- David Cronenberg, entretiens avec Serge Grunberg, Editions des Cahiers du cinéma 2000.

- "Tausend Augen" Dossier David Cronenberg par Alain Arnaud dans "Les cahiers du Circav N° 7, le film (cet objet du désir).

- Le manifeste contrasexuel, Beatriz Preciado, Balland, 2001. L'auteur propose un agencement des identités sexuelles à géométrie variable et une réflexion critique sur le stéréotype.


Alain ARNAUD, Chercheur en communication audiovisuelle, Circav, Université Lille3 2003

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